Étalement urbain (3) : Les superbanlieues

Les cités de l'avenir

Un texte paru dans Voirparu dans VOIR le 25 février 1993

Pour Joel Garreau, l'auteur de Edge City, l'étalement urbain est au 20e siècle ce que l'industrialisation a été au 19e. Aucune ville n'y échappe... même pas Montréal.
Les banlieues n'ont pas dit leur dernier mot. Aux États-Unis, lors de la dernière campagne électorale, on a confirmé leur triomphe. Pour la première fois dans l'histoire de ce pays, la majorité des électeurs étaient des banlieusards. Mais il y a plus.

Au début, les Nord-Américains ne faisaient que vivre en banlieue. Puis, ils se sont mis à y magasiner. Mais aujourd'hui, de plus en plus d'entre eux y travaillent: les usines et les bureaux ceinturent les métropoles, achevant la déstructuration économique des centres-villes. Pourquoi s'embouteiller downtown quand on peut dorénavant vivre, s'approvisionner et bosser en banlieue? Aux USA, le pouvoir économique a compris; il a carrément déménagé dans ces faubourgs high tech. On ne compte plus les multinationales qui ont leur siège social dans des bleds obscurs. Exit Los Angeles, Seattle ou Boston: place à Irvine, Redmond et Westborough. Par exemple, le candidat indépendant Ross Perot était basé non pas à Dallas, mais à North Dallas, agglomération de tours de verre qui donnent au visiteur l'impression de se retrouver en plein Blade Runner, écrit Joel Garreau, auteur de Edge City, Life on the New Frontier.

Cet ouvrage, publié en 1991, décrit ces villes nouvelles. Garreau, grand reporter pour le Washington Post, a répertorié plus de 200 Edge Cities (appelons-les "superbanlieues"), gravitant autour de 35 centre-villes nord-américains.

"Au départ, raconte-t-il, je croyais que ces endroits avaient été créés de toutes pièces par des promoteurs immobiliers diaboliques. Je me disais que j'allais clouer ces salauds au pilori! Mais au fur et à mesure que je fréquentais ces superbanlieues, je me suis rendu compte que j'étais aux prises avec un phénomène beaucoup plus important." Pour Garreau, les superbanlieues ne sont rien de moins que les manifestations d'une révolution sociale: "J'étais comme Dickens découvrant le Londres industriel en 1840. Et ça m'a foutu un frisson semblable à celui qu'il a dû ressentir à l'époque."

Montréal, une ville à part

Il est de bon ton, chez les citoyens urbains, de regarder d'un oeil méprisant ces lieux sans âme où l'on ne peut se rendre qu'en auto. Garreau ne supporte pas cette condescendance. "Je ne dis pas que j'aurais créé ces cités si j'étais Dieu le père, mais il faut se rendre à l'évidence que c'est la forme que nos villes vont prendre dans le prochain siècle. L'âge de l'information est en train de redéfinir notre mode de vie, et les villes n'échappent pas à ce remodelage. Les décideurs des villes centrales qui persistent à se moquer des superbanlieues vont rire jaune quand ils vont se rendre compte qu'ils viennent de perdre tout leur pouvoir au profit de ces endroits." Rien, explique Garreau, ne suggère que la tendance est réversible. Au contaire.

Quand on explique à M. Garreau qu'à Montréal on tremble devant la menace de l'étalement urbain, il se fait rassurant. En effet, on a tendance à croire que le développement des superbanlieues entraîne nécessairement un dépérissement du centre. Mais tel n'est pas le cas, dit-il: "Cette idée qu'il y a un exode des fonctions du centre vers la périphérie est fausse. Pratiquement tous les centres-villes d'Amérique du Nord ont connu la meilleure décennie de leur histoire durant les années 1980. Vous n'avez qu'à regarder Toronto, Atlanta ou Denver pour vous en convaincre." Superbanlieues et centres-villes peuvent grandir ensemble, explique-t-il en citant l'économiste torontoise Jane Jacobs: "Les grandes régions urbaines seront les principaux joueurs économiques de l'avenir, plus que les nations. Que centres et périphéries se livrent bataille est donc une recette menant droit au désastre."

On se demande alors de quoi Montréal a peur. Pour mériter le titre d'Edge City, Garreau explique qu'un même lieu doit répondre à trois grands critères: 1) regrouper plus de cinq millions de pieds carrés d'espace de bureaux; 2) plus de 600 000 pieds carrés de surface commerciale; et 3) être un pôle d'attraction où, comme au centre-ville, la population augmente entre 9 h et 17 h. Or, Montréal est la seule agglomération de plus d'un million d'habitants en Amérique du Nord à n'avoir aucune Edge City. Toronto, par exemple, compte quatre de ces villes satellites; Boston, cinq; New York, dix-sept. Même autour de villes économiquement dévastées comme Cleveland ou Detroit gravitent respectivement une et cinq superbanlieues. Montréal dispose bien de quelques superbanlieues en formation (voir carte), mais aucune n'est parvenue à maturité.

Que se passe-t-il à Montréal, donc? "Simple, répond Garreau: Montréal stagne. Ça prend une certaine croissance économique pour qu'émergent des superbanlieues. Un Montréalais m'a raconté que l'administration municipale s'était mis dans la tête de revitaliser l'économie des quartiers centraux en y attirant des entreprises manufacturières. Bonne chance! Une telle idée va à l'encontre de tout ce qui se fait en ce moment dans le reste de l'univers."

Garreau connaît bien Montréal. Ses grands-parents y sont nés. Son ancêtre, Jean Gareau (un seul "r" à l'époque), a contribué à la fondation de Boucherville, et la maison qu'il a construite en 1670 tient toujours... sauf qu'elle est - ô ironie - prisonnière d'un échangeur autoroutier!

Selon Garreau, il y a une corrélation entre la création d'emplois et la formation de superbanlieues. Dans les villes qu'il a étudiées, celles qui avaient le moins d'Edge Cities étaient affligées de l'économie la plus anémique. Pourtant, Montréal n'est pas la plus mal en point sur le continent. Selon une étude comparative des économies urbaines en Amérique du Nord publiée par la Ville dans son Cahier d'information économique et budgétaire 1993, le nombre d'emplois dans la région a crû de 9 % entre 1980 et 1991. Six autres villes ont connu une croissance moindre durant la même période, dont Boston, pourtant citée partout comme un modèle de développement économique. Ces six villes ont toutes leurs superbanlieues.

Montréal ne colle donc pas au modèle de M. Garreau. Pour une fois, la détresse économique de la métropole a un bon côté! Mais la ville centrale n'a qu'à bien se tenir. La reprise s'en vient et les superbanlieues l'attendent au tournant.


Carte des centre-ville de banlieue

Carte des futures superbanlieues de Montréal.

A) Corridor Saint-Martin, entre le boul. des Laurentides et le Carrefour Laval.
B) Pôle Pointe-Claire, angle boul. Saint-Jean et autoroute 40.
C) Pôle Anjou, angle des autouroutes 25 et 40.
D) Métro Longueuil et environs.
E) Île des Soeurs.

(cartographie: Jean-Hugues Roy)


©1993 Jean-Hugues Roy