Tags, pièces, throwups

American Graffiti

Un texte paru dans Voirparu dans VOIR le 6 avril 1995

L'été revient, et avec lui, les graffitis. Les meilleurs graffitistes de Montréal (dont un qui croupit à la prison de Bordeaux) nous ont parlé de leur art hors la loi. Petit guide pratique de l'univers coloré des "bombers".
Un mercredi matin de mars, très tôt. La nuit enveloppe la métropole de son silence.

Dans un parking du Vieux-Montréal, un type marche lentement en direction de la petite cabane du gardien, inoccupée à cette heure. À une vingtaine de pieds de sa cible, il sort une bombe aérosol de son manteau. Il la secoue et, toujours en marchant, appuie sur le bouton, libérant un nuage blanc qui s'évapore derrière lui. Tout fonctionne.

Il s'arrête devant la cabane, et psssch! Trois secondes lui suffisent pour laisser sa marque: "F", "L", "O", "W", une flèche, quelques points. Voilà! Un tag.

"Flow" est le nom de plume (nom de canne, devrait-on dire) d'un jeune anglophone de 24 ans qui désire, pour des raisons évidentes, garder l'anonymat. Si vous êtes le moindrement attentif, vous avez vu sa griffe quelque part sur un mur du centre-ville.

L'un des rares artistes de la bombe à Montréal (on en dénombre à peine une dizaine de "vrais"), Flow s'est intéressé au graffiti dès le milieu des années 80: "Je faisais du break dancing à l'époque, et, après avoir vu le film Beat Street, j'ai commencé à taguer sous le nom de "Checker-T", dit-il. J'ai arrêté quelques années, jusqu'à ce que je me rende à New York, en 1991. Là-bas, j'ai vu du très bon stock, et ça a fait renaître mes intérêts."

Depuis, Flow sort pratiquement tous les soirs et tague tout sur son passage: murs, portes, boîtes aux lettres, et même le pont Jacques-Cartier.

Mais le tag, cette espèce de signature stylisée, en une couleur, n'est que le premier degré du graffiti artistique (voir encadré). "Le tag, c'est la grosse mode en ce moment, lance "Timer", un confrère francophone de Flow. On voit des tags partout." Or, pour Timer, avant de taguer, l'authentique graffitiste doit d'abord se faire la main, en signant des "throwups" (lettres en contour, en une ou deux couleurs), et des "pièces" (oeuvres élaborées, en plusieurs couleurs).

Mais ce n'est pas tout. Le graffitiste accompli ne se contente pas de faire des pièces en "Old School", faciles à lire. Il s'attaque aussi au "Wildstyle", style développé en Californie qui consiste à enchevêtrer les lettres de façon à rendre le message illisible pour le non-initié.

C'est ainsi qu'on retrouve beaucoup de tagueurs, à Montréal, mais peu de "writers" (graffitistes experts qui font des pièces). Pour les writers comme Flow et Timer, les simples tagueurs sont ce qu'on appelle des "toys", la pire insulte dans le milieu. Flow a même lancé une équipe de graffitistes dont le nom est SAT, pour "Smashing All Toys".

Du Japon au Moyen-Âge

D'où vient ce style particulier de graffiti, que les adeptes aux États-Unis appellent parfois "graf" (pour distinguer leurs oeuvres des gribouillis de salles de bains)?

Il suffit de consulter leur bible, Subway Art, écrite par Henry Chalfant et Martha Cooper. Chalfant est un photographe new-yorkais qui a documenté l'émergence du graf dans les années 70. Tout a commencé, rapporte-t-il, vers 1971, quand un jeune de la 183e Rue s'est mis à écrire son nom un peu partout: "Taki183".

D'autres l'ont imité. Au fur et à mesure que la concurrence devenait plus forte, ces premiers tagueurs ont voulu s'imposer en écrivant leur nom plus gros (throwups). Quand la taille ne suffisait plus, on se faisait remarquer par la couleur (pièces). Puis, on se distinguait par l'audace, en frappant des camions, des trains ou des rames de métro, plutôt que de se contenter de simples murs.

Comme tout ce qui touche le hip-hop, le graf s'abreuve à différentes sources pour créer quelque chose de neuf. Ainsi, les personnages qui accompagnent souvent les pièces les plus élaborées sont-ils inspirés des bédés de Vaughn F. Bodé, illustrateur des années 60 reconnu pour son lettrage bouffi et ses "characters" libidineux.

Parmi les autres sources d'inspiration, on compte les films d'animation japonais, de même que les enluminures du Moyen-ge! Ainsi, le J. Paul Getty Museum, près de Los Angeles, dispose d'une excellente collection de manuscrits médiévaux bien connue des graffitistes des environs!

Huit mois à Bordeaux

Parfois, avant de partir en expédition, Flow visionne des vidéos, comme Out Ta Bomb ou la série "Video Graf", assemblages de clips amateurs qui montrent des graffitistes américains dessinant d'énormes murales sur des trains et des métros.

Mais, à Montréal, nous n'en sommes pas encore là.

Un jeune Français d'origine vietnamienne, Sike, a bien tenté de faire pareil. Mais il a été arrêté à l'automne. Il sera libéré la semaine prochaine après avoir passé huit mois à Bordeaux. Il n'a pas encore vingt ans.

Huit mois pour de simples graffitis? C'est que Sike n'y allait pas de main morte. Vivant à Toulouse, Sike passait la plupart de ses étés à Montréal, chez sa grand-mère. "Chaque fois, j'en faisais un peu plus, raconte-t-il avec son léger accent languedocien. Et l'été dernier, j'en ai vraiment fait beaucoup!" Sike s'est attaqué au métro de Montréal, réputé l'un des plus difficiles au monde, parce qu'il est entièrement souterrain.

"Parfois, quand un métro arrivait dans le sens opposé, on sautait sur les rails et on faisait un throwup pendant que les gens montaient et descendaient. Un jour, on a trouvé un des garages du métro, à la station Angrignon. On a frappé là aussi!" Un exploit qui, à sa connaissance, n'a pas été répété.

Sike ne purge pas une peine pour ses quelques frasques dans le métro. Il fait de la prison parce qu'il a dessiné quatre ou cinq "whole cars" (barbouillage de wagons au complet) et une dizaine de pièces sur des trains du Canadien National. Le CN a évalué que Sike et son équipe, le "Down Town Crew", ont causé pour un quart de million de dollars de dommages!

Sike et Flow souhaiteraient que la société nord-américaine soit plus tolérante envers les graffitistes. "À New York, tu peux te faire arrêter dans le métro simplement parce que tu transportes un marqueur feutre!" raconte Flow. L'été dernier, celui-ci a passé trente-neuf heures en taule, pour avoir tagué un kiosque aux FrancoFolies.

"En Europe, la situation est meilleure qu'ici, indique Sike. Il y a quelques années, sur le métro de Dortmund, par exemple, tous les wagons étaient couverts des deux côtés! J'ai pu frapper un avion de chasse à l'aéroport de Toulouse. Y a même des gars qui ont fait une pièce sur le Concorde!" Et en Australie, des concours de graf sont commandités par de grandes entreprises.

"Je n'ai pas de revolver, plaide Sike. Il n'y a aucune violence dans ce que je fais. Au contraire, c'est positif. Je préfère voir de la couleur sur un mur, plutôt que de voir de la grisaille partout."

Demain, la Chine?

Les graffitistes disent qu'ils sont des artistes. Si c'est le cas, pourquoi consacrer plusieurs heures à une oeuvre qui risque d'être repeinte ou effacée dès le lendemain matin? Tout simplement "pour le kick" et la gloire. "L'idée, c'est que les gens voient mon nom, dit Sike. À force de le voir, il finit par s'incruster dans leur cerveau. Et ça, j'aime!"

Rares sont les graffitistes qui dessinent des messages politiques: "Je n'irais pas écrire "Stop Racism", explique Flow, parce que n'importe quel néo-nazi pourrait arriver après moi et démolir en quelques secondes ce que j'ai mis quatre heures à peindre."

Pour certains artistes du graffiti, le simple fait de taguer est intrinsèquement politique, parce qu'illégal.

Pour d'autres, comme Timer, c'est une forme non traditionnelle de marketing. Tous les graffitistes prennent des photos de leurs pièces, qu'ils incluent dans d'impressionnants portfolios. C'est ainsi que Timer essaie de vivre de sa bombe: "Je suis toujours disponible pour faire des murales", dit-il. Il a d'ailleurs deux bars et deux lofts à son actif, et vient tout juste de lancer sa petite entreprise, BAM Design, du nom de son "crew", "Beyond All Misfortune". S'inspirant de certains graffitistes new-yorkais qui possèdent leurs lignes de vêtements, BAM Design crée et distribue des t-shirts dessinés par Timer.

Flow a peint quelques décors pour des clips et pour la télé. Mais son rêve, c'est de lancer son propre magazine. qu'il appellerait Graphic Indulgence. "Je connais le gars qui fait Crazy Kings [un des plus importants zines de graf, basé à Paterson, au New Jersey], et je vais aller le rencontrer pour qu'il m'explique comment monter une telle entreprise", explique-t-il.

En dépit du côté individualiste de l'activité, le milieu montréalais du graf n'en est pas moins tissé serré. Un projet commun est d'ailleurs en train de prendre forme: "On aimerait peindre toute la cour intérieure de l'ancienne raffinerie Redpath, le long du canal Lachine, raconte Flow. On appellerait ça le "BOMB Shelter" BOMB voulant dire "Best Of Montreal Bombers"." Et un "bomber" étant un graffitiste prolifique, reconnu par ses pairs.

Cependant, l'un des meilleurs (sinon LE meilleur) bombers en ville, Sike, ne participera pas à ce projet. Citoyen français, il sera déporté du Canada dès sa sortie de Bordeaux.

"Je suis en train de devenir fou!" a-t-il confié lors d'une rencontre en prison, pendant l'enregistrement de l'émission de radio Souverains anonymes. "Ça fait huit mois que j'ai pas touché une "spray paint". Une chance qu'il y a des gars qui me demandent de décorer leurs cellules au marqueur, sinon..." Avant de sortir, Sike fera quand même des pièces sur trois draps, qui décoreront le studio radio des Souverains.

Une fois libéré, Sike a l'intention de donner de la bombe un peu partout: New York, Los Angeles, Berlin. Pour lui, le monde entier est tagable: "La Muraille de Chine, tiens, ça me tenterait!"


LA TOURNÉE DES GALERIES

Où peut-on voir les plus beaux exemples de graf? Voici les principales galeries en plein air de Montréal.

1. Pierrefonds. À l'intersection de la voie du train de banlieue Montréal_Deux-Montagnes et de l'autoroute 13, un long viaduc contient dix-neuf des plus belles pièces de la métropole. À voir absolument.

2. Parc Jeanne-Mance. Sur le mur d'enceinte de l'Hôtel-Dieu, ainsi que sur l'échangeur du Parc/des Pins, se trouvent quelques pièces de Timer, Flow, Mersh et Dab.

3. Réseau vert. Le long de la nouvelle piste cyclable longeant la voie ferrée qui sépare Rosemont du Plateau sont peints d'innombrables tags, ainsi que d'intéressants throwups et de très bonnes pièces du crew THC.

4. Rue de Boisbriand. Derrière les défuntes Foufounes électriques subsistent quelques "burners" (pièces superbes) de Sike et de Soak, entre autres.


Cent dessins

Les différentes sortes de graffitis qu'on peut trouver sur les murs de la ville.

Le tag; une simple signature, peinte d'un trait (Timer, rue Charlotte).

Le throwup; une signature aux lettres pleines (Maink, au Réseau vert. Vous remarquerez qu'au bas des lettres, les noms des autres membres du crew THC sont indiqués).

La pièce : une signature complexe, en couleurs (Dab, à l'échangeur du Parc/des Pins).

Le Wildstyle : contrairement aux autres exemples, faits en Old School, ce graffiti est pratiquement indéchiffrable (pièce de Mersh, au Réseau vert).


©1995 Jean-Hugues Roy