mardi, 14 novembre 1995
Bruxelles, jour 1
Où le stagiaire s'endort à l'ULB et dort à la belle étoile




Courte nuit.
Réveil brutal.



Le quartier aux alentours du siège social de Belgacom.
Photo prise à partir de la rue du Progrès (nom authentique).
Faites dérouler vers la droite.

À 9h30, nous sommes dans les locaux feutrés de Belgacom, boulevard Jacqmain, dans un quartier du centre-nord qui essaie d'imiter la Défense, à Paris, mais qui se révèle le meilleur exemple de la Bruxellisation.

BelgacomLand

Edouard van Heule, responsable des stratégies et des alliances au sein de l'unité commercial de Belgacom, nous accueille. M. Van Heule a une longue expérience de la télématique. Il a créé, dès 1980 (rappelez-vous, à l'époque, IBM n'avait même pas encore lancé son PC et les Sinclair Z80 dominaient le monde), le premier service télématique en Belgique.
Au Canada, il a été associé au projet Télidon, précurseur d'Alex.


Il nous présente donc tout d'abord l'entreprise, le Bell Canada belge.

Mais une menace plane sur Belgacom. Dès le 1er janvier 1997 (ce devait initialement être le 1er janvier 1998, mais le gouvernement a devancé l'échéance d'un an), la compagnie perdra son monopole sur les communications nationales. Belgacom aura des compétiteurs et watch out: ça joue dur dans le domaine des télécoms.

J'ai demandé, comme ça, si, dans ce contexte de compétition, Belgacom envisageait des mises à pied massives comme celles qu'ont récemment effectuées les entreprises de téléphonie nord-américaines. M. Van Heule a répondu en citant le leitmotiv que la direction sert au syndicat: «Tant que nous mériterons la confiance de notre clientèle, nous pourrons maintenir l'emploi.» C'est la formule politiquement correcte de «déniaisez-vous»!

Pour tirer son épingle du jeu dans la jungle à venir, Belgacom mise sur ce qu'on appelle les communications cellulaires et sur les STAVA, ou Services téléphoniques à valeur ajoutée, c'est-à-dire ce que nous connaissons ici comme les services 1-800 ou 1-976. Sur ce plan, les sociétés de téléphonie nord-américaines ont une avance sur leurs consoeurs européennes comme Belgacom.
Mais sur un autre plan, Belgacom est relativement en avance par rapport aux AT&T, Bell et autres Québec Téléphone. Depuis un certain temps, Belgacom est, à travers sa filiale Sympatico APRÈS notre retour de Belgique). Durant le stage, j'ai eu l'occasion d'entendre des éloges comme des critiques assez dures au sujet des services d'Interpac.

Mais M. Van Heule nous a également appris que la Belgique a la particularité d'être le seul pays au monde où il y a plus de gens qui ont le câble que le téléphone. Plus de 93% des foyers belges sont câblés, contre un peu moins pour le téléphone. Voilà qui change complètement la donne du paysage télématique belge, par rapport à ce qu'on remarque en Amérique du Nord (où, selon les régions, entre 60% et 75% des foyers sont câblés seulement), et qui impose une autre perspective dans la guerre à finir entre compagnies de câble («cablos») et compagnies de téléphone («telcos») pour la maîtrise des inforoutes à venir.



Edouard van Heule, durant sa présentation:
«Nous devons garder la tarification pour les communications locales, dit-il, sinon, on se tue.». Poil au cul!

Avec les frais qu'ils imposent à leurs abonnés pour les appels locaux, les telcos européens sont mal partis dans cette guerre. Et ils ne semblent pas vouloir lâcher prise: «Nous devons garder la tarification pour les communications locales, a insisté M. Van Heule durant son exposé, sinon, on se tue.» Par la suite, Bertrand Hébert m'a rapporté une conversation qu'il avait eue avec Alain Deneef, directeur multimédia chez Belgacom (le boss de M. Van Heule, en somme). Ce dernier a demandé à Bertrand quelle était l'étendue du territoire à l'intérieur duquel il était possible de faire des appels locaux sans frais, à Montréal.

«C'est dans un rayon d'à peu près 50 kilomètres», a répondu Bert.

«Eh bien la moitié des Belges habitent à 50 kilomètres autour de Bruxelles, a répondu Deneef. Il serait suicidaire pour nous de ne plus faire payer nos abonnés pour leurs communications locales.»

Il existe pourtant, aux États-Unis, des régions aussi densément peuplées que la Belgique: tout le corridor Boston-Washington, ainsi que la Californie du Sud, notamment. Les appels locaux sans frais existent là aussi. Comment Bell Atlantic et Pacific Bell s'en sortent-ils? Ils ont créé des codes régionaux avec de tout petits territoires. Quand Spike Lee (qui habite Brooklyn, code 718) appelle un ami à Manhattan (code 212), c'est un interurbain, même si l'appel est fait à l'intérieur de la même ville (New York). Mais il y a quand même moyen pour lui de faire des appels sans frais dans son «borough», comme de se brancher à un fournisseur local d'accès à Internet, par exemple.

J'aurais donc une suggestion pour Belgacom: il y aurait moyen de fragmenter votre territoire en petites zones à l'intérieur desquelles les appels sans frais seraient possibles. Un appel entre Schaarbeek et le centre-ville de Bruxelles pourrait devenir gratuit, par exemple, mais appeler de Schaarbeek à Anderlecht demeurerait «interurbain». Un certain nombre de communications resteraient ainsi tarifées. Mais ce frein au développement d'Internet que constituent les frais d'appel locaux, tomberait. Les pertes de revenu encourues pourraient facilement être compensées par les ventes de lignes de communications numériques, qui connaîtraient certainement un essor du fait de la gratuité des communications locales au niveau du consommateur.


Black out à l'Université libre de Bruxelles

Après un lunch rapide, nous nous sommes rendus, en après-midi, sur le campus principal de l'Université libre de Bruxelles (ULB) en tramway. Nous avons traversé Ixelles, en longeant deux étangs filiformes et très jolis. Et nous avons goûté à nos premières gaufres authentiquement belges aux portes du campus, avenue Franklin Roosevelt.



Le plan du campus de l'ULB. Encerclées, les bibliothèques.

M. Hervé Gilson nous as entretenu des divers projets d'informatisation et d'adaptation aux nouvelles technologies que mènent ensemble les quatre bibliothèques de l'ULB (qui partagent le même fichier central contenant environ deux millions de volumes). On trouve entre autres une centaine de terminaux pour avoir accès au contenu de ce fichier central. Rien de bien nouveau, puisqu'on trouve des terminaux semblables dans les bibliothèques universitaires de Montréal depuis au moins 10 ans (service MUSE de l'Université McGill, par exemple). Sauf que l'interface de l'ULB, roulant sur Windows, est franchement supérieure à ce qu'on trouve dans les institutions québécoises.

Il nous a également parlé du serveur web du service des bibliothèques, encore expérimental au moment de notre visite, mais mis en route depuis. Parlant de web, les étudiants de l'ULB peuvent-ils naviguer sur Internet à partir de l'interface conviviale que l'on retrouve sur les terminaux installés dans les bibliothèques du campus? «Non», nous a répondu M. Gilson. «Le web n'a pas été installé à l'ULB pour des raisons déontologiques.»

En fait, il s'agit plutôt de raisons fonctionnaristico-bureaucratiques. L'État, qui finance l'accès à Internet dont profitent les universités, établit, à travers son Service des affaires scientifiques, techniques et culturelles, certaines normes d'usage. Il y a, entre autres, une politique qui stipule que les universités ne peuvent utiliser le Net qu'à des fins académiques ou de recherche scientifique. Or, avec tout le stupre qui circule sur le réseau, on a jugé qu'il valait mieux ne pas donner accès au web aux étudiants. Et dire qu'aux États-Unis, une université, qui a seulement envisagé d'effacer de son serveur de newsgroups les forums Usenet de la hiérarchie alt.sex, a immédiatement été accusée de censure. Étudiants belges, dans la rue!

Puis, Mme Catherine Shoetter est venue nous présenter le projet PISTE (Point d'accès et de diffusion de l'information scientifique et technique par voie électronique), piloté par le campus Charleroi de l'ULB.
Il faut savoir que Charleroi, c'est le Terre-Neuve de la Wallonie. La dernière mine de charbon a fermé ses puits en septembre 1984, à Farciennes, tout près de là [Béa m'écrit pour m'indiquer qu'en fait, la dernière mine a fermé au Roton et, «simple anecdote, mon arrière grand-père, Victor Thiran, en a été un des derniers directeurs» Le Québec est petit, dites-vous? Et que dire de la Wallonie!].
C'est un milieu économiquement déprimé et socialement défavorisé, qui a même été déclaré «Zone sinistrée» par la Communauté européenne (cas unique en Europe du Nord), ce qui rend l'expérience de PISTE d'autant plus intéressante. Six postes ont été installés en septembre 95. Il est donc encore trop tôt pour tirer quelque conclusion que ce soit du projet, a précisé Mme Shoetter.

Mais à partir de là, mes notes deviennent illisibles. C'est qu'à ce moment, dans la salle de conférence de la biblio de l'ULB où nous nous trouvions, mon corps a soudain crashé. Je vous explique:

Des trois nuits précédent notre départ de Montréal, je n'en avais dormi qu'une seule afin de terminer un gros contrat que j'avais accepté à la dernière minute. La nuit du 12 au 13 a été effacée par le voyage en avion. Et notre première nuit à Bruxelles a été plutôt courte. Dans les dernières 120 heures, donc, je n'avais dormi qu'une quinzaine d'heures tout au plus. Trois nuits blanches en une semaine, ça cogne. Il est, je crois, normal que mon disque dur ait planté. C'est juste dommage que ce fut en plein durant une présentation de Mme Shoetter, à qui je présente mes plus sincères excuses.

Op de straat

Après une tournée des rayonnages de la bibli, au sous-sol (où des gophers vont chercher les livres en patin à roulettes), nous sommes rentrés en ville où, à 17h30, nous étions invités à l'Hôtel de Ville, sur la Grand'Place. L'Association belge du télétravail (BTA: qui dit télétravail dit télécommunications...) tenait une réception dans une splendide salle tout en boiseries. Stéphane, Christine et moi en avons profité pour nous promener un peu dans les autres salles.
Mais, avec nos jeans, nous jurions franchement dans le paysage et nous avons bien vite quitté les lieux pour aller souper Chez Jean, un autre resto typiquement bruxellois (mais très cher), près de la Grand'Place.

Après le repas, je me promène en ville pour prendre quelques photos longue exposition de Bruxelles by night. Puis, je décide d'aller essayer l'une des boîtes que Serge nous avait recommandé, la veille: le Fuse, rue Blaes, à l'autre bout du centre-ville.
Sur place, vers 1h00 du matin, je rencontre Pierre, Bruno, Bertrand et Mylène, qui se sont retrouvés là eux aussi, s'étant heurtés à des portes fermées au lieu de leur premier choix. Serge nous avait dit que le Fuse était le spot techno par excellence. Rien n'y paraissait ce soir-là. Le club était rempli d'étudiants «en baptême». Le baptême estudiantin est en quelque sorte une initiation qui, plutôt que d'avoir lieu au début du calendrier scolaire, survient en plein milieu du semestre. Complètement bourrés, les étudiants, la plupart en sarrau, prenaient tout la piste de danse.
Mais nous nous sommes néanmoins amusés, dansant au son de «Capitaine Flam», et autres tubes de notre enfance. À un moment donné, le dj a mis quelques pièces pour slammer, dont Sunday Bloody Sunday, le classique de U2. J'ai sauté dans la mêlée, mais quelqu'un a accroché mon walkman, qui est tombé par terre et qui s'est instantanément volatilisé. J'ai retrouvé les piles dans un coin, ma cassette qu'il contenait dans l'autre, mais de walkman, point...
Après m'avoir aidé à le chercher, mais en vain, Bruno, Bertrand et Pierre sont rentrés au CHAB avec Mylène. Je suis resté une heure de plus, question de noyer mon désarroi.

Puis je suis rentré, à pied, au CHAB. J'ai traversé le vieux centre de Bruxelles, à pied, le long de la rue de la Régence et de la rue Royale, désertes. J'ai dévié à quelques reprises pour découvrir de petits bijoux épargnés par le pic du démolisseur, comme la petite rue de Ruysbroek. Il était 4h00. Il bruinait et j'avais l'impression que Bruxelles m'appartenait. «Moment privilégié», dirait Simone de Beauvoir.

Sauf qu'en arrivant au CHAB, la porte était barrée. «Hyperzut», dirait Gaston Lafaffe: il y a un couvre-feu dans cette auberge de jeunesse. Patente à gosses, oui. Il y avait un petit mot de Pierre, censé bloquer la serrure. Mais son idée n'a pas fonctionné. J'ai sonné, j'ai cogné, j'ai hurlé, j'ai tout fait, en vain.
Je me suis donc résigné à dormir à la belle étoile, sauf qu'en novembre, sous le crachin, ce n'était pas évident. Mon expérience de rue à Montréal (j'ai déjà passé deux nuits dehors, en plein hiver, pour les besoins d'un reportage) m'a un peu servi. Je me suis trouvé un coin à l'abri du vent, dans le terrain vague adjacent à l'église du Gesú, angle Royale et Brialmont. Il s'est mis à pleuvoir. Je me suis déniché une planche de contreplaqué au pied d'une palissade, que j'ai adossée au mur d'enceinte de l'église pour me faire un abri, puis j'ai dormi près d'une heure, jusqu'à ce que le froid me réveille, vers 5h30.
J'ai alors essayé de sonner et de cogner au CHAB à nouveau. Mais rien à faire. Le gardien de nuit de faction ne répondait pas. J'ai donc erré dans l'immonde Cité administrative à l'architecture soviétique, en secouant les membres pour me réchauffer. Je me suis étendu sur un des petits bancs de béton du lieu, protégé du vent par une haie. Mais l'humidité et la froidure m'empêchaient de trouver le sommeil. J'ai regardé les nuages passer dans le ciel beige foncé de Bruxelles, à l'aurore.
Vers 6h15, après être retourné encore une fois bredouille du CHAB, je suis descendu dans la station de métro Botanique. Quelle riche idée d'avoir installé ces machines distributrices dans le métro. Je me suis acheté un chocolat chaud infect, mais qui m'a fait le plus grand bien. Et sous le regard insistant du changeur de la station, j'ai attendu, prétextant un rendez-vous à 7h00.
Vers 7h20, je suis à nouveau allé au CHAB et, par chance, le sympathique Bertrand était là. Il m'a ouvert, je me suis changé, je me suis douché. Mais pas le temps de dormir. Une nouvelle journée commençait déjà...



Le fond de cour où j'ai passé ma seconde nuit à Bruxelles...


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©1996 Jean-Hugues Roy (hugo@reporters.net)