Z-mag : Avec l'électronique, n'importe quel auteur peut
être publié. Nous commençons déjà
à le constater dans certains forums où l'on peut lire, entre
autres, de la poésie d'un goût douteux. Quel effet
l'édition électronique aura-t-elle sur la
littérature?
Jean-Claude Guédon : L'imprimé s'est doté d'une
respectabilité sociale en tant qu'objet. On a tendance à
croire davantage ce qui est imprimé. Et il y a une sorte de
promotion sociale par le simple fait d'être imprimé, car c'est
coûteux. Comme il s'agit d'une ressource rare, ceux qui arrivent
à être publiés témoignent soit de ressources
intellectuelles, institutionnelles ou financières.
Dans le cas des journaux, il y a des gens qui ont un statut mondialement
reconnu comme fournisseurs d'information. On les appelle « les journalistes ».
Ils sont un filtre social. Ils valident l'information, et on connaît
leurs règles d'éthique, leurs droits et devoirs. La pratique
journalistique est balisée.
Dans le cas d'Internet, la situation change complètement.
Regardez ce qui s'est passé récemment au Chiapas. Le sous-commandant Marcos a simplement fait circuler sur Internet des
récits d'atrocités que tout le monde a repris. Or, c'est de
la rumeur. Le réseau Internet produit de la rumeur. Il n'y a
personne pour vérifier ce qui y circule.
C'est exactement comme ce qui m'est arrivé à Paris la semaine
dernière. J'étais dans le quartier Saint-Michel lors de
l'attentat dans le RER. J'ai entendu toutes sortes de rumeurs pour
expliquer ce qui s'était passé : suicide, incendie, etc.
Rumeurs reprises par les journaux.
Au fond, ce qu'on fait dans les journaux, ce n'est que domestiquer la
rumeur, la valider.
Sur Internet, on n'a pas encore trouvé de moyens efficaces de faire
au moins la même chose. À mon avis, il faudra
trouver des instances de validation de l'information sur Internet.
Je ne sais pas quoi exactement, mais on peut imaginer des comités de
lecteurs qui attribueraient des labels aux informations qui circulent afin
d'attester de leur authenticité. Bien sûr, il ne pourrait
s'agir d'une forme de contrôle. Les informations non
« approuvées » pourraient circuler quand même.
Z-mag : On a souvent annoncé l'avènement de
l'édition électronique pour demain. Est-il réaliste de
croire que nous lirons un jour nos journaux en version
électronique?
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Jean-Claude Guédon travaille complètement
entouré de papier.
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Jean-Claude Guédon : Je crois que l'électronique ne remplacera pas nécessairement le
papier. Il y a une règle classique en technologie qui veut
qu'une nouvelle technologie ne remplace jamais l'ancienne. Elle la
déplace et lui fait jouer de nouveaux rôles, plus
limités ou marginaux.
Lorsqu'on voit du texte sur un écran, notre première
impression c'est : « L'électronique a remplacé
l'imprimé ». Ce n'est pas vrai du tout. Il n'a fait que nous
forcer à repenser les rôles essentiels de
l'imprimé.
Pour certaines formes de lecture, l'imprimé est
une technologie fabuleuse : portable et légère, la
feuille de papier nous permet de lire tout en annotant les marges et en
soulignant. Je crois que cela ne disparaîtra pas de sitôt.
En revanche, l'électronique servira surtout à faire des
lectures rapides, en diagonale, des survols. Le lecteur n'imprimera que les
extraits qu'il souhaite lire au complet. Nous avons d'ailleurs conçu
Surfaces de façon à favoriser ce mode de lecture. Dans
Surfaces, chaque article est un fichier distinct. Nous avons
même des versions WordPerfect pour DOS et MS-Word pour Mac de
façon à ce que le lecteur, en imprimant le texte, obtienne une
mise en page comparable à celle qu'il aurait avec une revue
scientifique imprimée. En quelque sorte, nous
déléguons au lecteur l'impression de Surfaces. Et cela
nous fait épargner environ 30 % des frais habituels de production
d'une revue scientifique!
Z-mag : Le papier est portable, soit. Mais n'oublions pas que
certains best-sellers pèsent des tonnes. Avec le
développement des écrans à cristaux liquides,
n'aurons-nous pas inévitablement, un jour, des « feuilles »
électroniques?
Jean-Claude Guédon : C'est ce dont nous rêvons tous.
William Gibson, l'auteur du mot « cyberspace », a déjà
répondu fort intelligemment à cette question. On lui
demandait : « Que sera l'avenir du livre? » et il avait
répliqué : « L'avenir du livre, c'est très simple. Il s'agira d'un livre très très beau, un objet d'art magnifique.
Et ce livre ne contiendra qu'une seule feuille sur laquelle nous ferons
défiler toutes les pages l'une après l'autre. »
Cet article est en ligne depuis le 14 septembre
1995