mercredi, 15 novembre 1995
Bruxelles, jour 2
Où, après avoir rencontré un premier contact établi par Internet,
le stagiaire se mêlera à une manif ayant éclaté sous sa fenêtre




La journée commence par un «cyberbreakfast», où nous sommes invités à l'occasion de l'ouverture du salon Mediaplanet, au Parc des Expositions du Heysel.



Vue, à partir de l'Atomium, sur le site du Heysel

Le Heysel, c'est un peu le Parc des Îles de Bruxelles. Une première Exposition universelle, en 1935, à légué à la capitale belge le splendide immeuble art nouveau où se déroule le salon en question. Une seconde Expo, en 1958, a laissé le fantasmagoriquement kitsch Atomium (photo ci-dessous). Et tout près, il y a Bruparck, avec sa principale attraction, Mini-Europe, espèce de Legoland de troisième ordre.
Mais le Heysel, c'est aussi le stade du Heysel, de triste mémoire. Le 29 mai 1985, la finale de la Coupe d'Europe de football y opposait deux des plus célèbres équipes du monde, Turin et Liverpool. Des supporters britanniques ennivrés ont chargé leurs vis-à-vis italiens: 38 morts. Pour oublier ça, les autorités bruxelloises ont rebaptisé le stade du nom du roi Beaudouin.

Au déjeuner, nous avons rencontré des stagiaires belges qui étaient venus au Québec entre les 15 et 29 octobre: Jean Grafé, Geoffrey Chaudoir et Danielle Henry. Mais la rencontre a été courte. Nous avions rendez-vous au Centre Bréderode à la conférence «Le télétravail et la société de l'information dans le monde de demain», organisée dans le cadre de la Journée européenne du télétravail.


Avant que ne commence la conférence comme telle, j'ai jasé avec Daniel van den Hoeck (photo ci-contre), un représentant de la Générale de Banque, la plus importante banque de België, qui m'explique sans grande énergie comment fonctionne «G-Personal Line», un nouveau système d'accès électronique à son compte, système qui tarde à faire son chemin de ce côté-ci de l'Atlantique. Toutes les banques belges, semble-t-il, ont leur système d'électronique bancaire, tandis qu'ici, seule la Banque nationale annonce un service semblable, le «Guichet personnel», disponible uniquement sur plate-forme PC. Est-ce un recyclage de ce que la BN devait faire dans le cadre du projet UBI, projet bidon et bidonnant dont plus personne n'a entendu parler depuis l'été et qui semble en état de mort clinique, cryogénisé comme Walt Disney?

Le télétravail comme outil de libération de la personne handicapée?

C'est à l'étage, dans une salle exiguë et pleine à craquer, qu'a eu lieu la conférence, présidée par M. Noël Orain (photo ci-contre), président de Différences, organisme qui oeuvre à la suppression des différences, notamment au niveau des personnes handicapées, grâce à la télématique.

J'avais toujours vu le télétravail, et surtout la promotion qu'en font les grandes entreprises en Amérique du Nord, comme une menace. En renvoyant les travailleurs chez eux, les patrons effacent la frontière qui devrait normalement exister entre l'espace-temps professionnel et l'espace-temps résidentiel du travailleur. En fait, mon expérience personnelle m'a amené à conclure qu'en réalité, le télétravail ne consiste pas à travailler à la maison, mais à vivre au bureau. S'ensuit une dislocation du tissu familial et un tas d'autres difficultés.
Mais du point de vue de M. Orain, point de vue que je n'avais jamais considéré auparavant, «le télétravail est un moyen d'intégration des handicapés au marché du travail». Différences a même un projet de centres de télétravail qui seraient situés dans les gares. Elle négocie actuellement avec la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) à ce sujet.

M. Orain a également présenté, par le biais d'anecdotes vécues, d'autres applications de la télématique pour les personnes handicapées: «Un québécois avait un correspondant électronique en Belgique. Il était muet. Un jour, il lui écrit: "Tu sais, c'est fantastique. J'ai l'impression de te parler." Son correspondant, aveugle, lui a répondu: "C'est formidable pour moi aussi. J'ai l'impression de te lire!"» Il a également raconté comment un logiciel mis au point par un centre de réadaptation de Trois-Rivières était «bêta-testé» par un quadraplégique belge, Laurent Preser, administrateur du babillard électronique Ardenne, membre du réseau FrancoMédia.



Laurent Preser, administrateur du babillard électronique Ardenne, est beta-tester d'un logiciel mis au point par un centre de réadaptation de Trois-Rivières.

Rencontre avec un king du Net

Mais j'ai dû quitter un peu précipitemment les présentations de cette journée. J'avais deux rendez-vous cet après-midi, boulevard Anspach, devant la Bourse, avec des correspondants potentiels que j'avais préalablement contacté en laissant un message dans le forum Usenet soc.culture.belgium. L'AQWBJ, malgré le programme chargé qu'elle nous avait préparé, nous permet de quitter le groupe de temps à autres, surtout si c'est pour établir de nouveaux contacts.

Mon premier rendez-vous était avec Michel Bauwens, partenaire principal de la société e-COM, une firme spécialisé dans le cybermarketing et basée à Zwijnaarde, près d'Anvers. Nous avons dîné au Falstaff.
Bauwens, Belge complet (c'est-à-dire trilingue: français, flamand, anglais), est surtout connu en Belgique pour être l'un des premiers «kings» du Net. Bibliothécaire de formation, il est devenu «cyberiothécaire» («cybrarian») quand il s'est rendu compte que «dans la population en général, les sondages montrent que 70% des gens sont pessimistes face à l'avenir; mais sur Internet, cette proportion est inversée: 70% des branchés sont optimistes»!
Il s'est ensuite fait connaître en lançant le magazine en langue néerlandaise WAVE en 1994. Il écrit sur le Net et ses impacts économique et social (il a rédigé l'avant-propos du livre Internet en Belgique, qui vient tout juste de sortir en librairies), et participe à diverses émissions de vulgarisation d'Internet, surtout sur les chaînes flamandes.
En créant WAVE, Bauwens cherchait à publier un magazine à fort contenu intellectuel. Une bannière du magazine, genre de slogan servant aussi de rappel de table des matières, est d'ailleurs très intéressante:


Mens / Media / Machines

Il avait aussi couplé le produit papier à un site sur le web, appelé HeatWave. Le parallèle entre Wave/HeatWave et Wired/HotWired est tout à fait fortuit, d'ailleurs...
Mais WAVE a emprunté une tangente racolleuse qui ne plaisait plus à Bauwens, tangente éloquemment illustrée par le numéro actuel du magazine, illustré d'un gros sein pixelisé, avec le mot «porno» en 72 points.



Deux copies récentes du magazine Wave, dont celle de novembre (à gauche), avec un gros sein en couverture.

Son boulot actuel de consultant ne lui laisse plus beaucoup d'occasion pour écrire. Il cherche donc d'autres voies et un magazine «online» en français (comme Z-Mag ou un produit similaire) l'intéresse énormément. À suivre!

Scènes de la vie bruxelloise

Mon autre rendez-vous était avec Anne-Sophie Debliquy-Olbrechts, une jeune enseignante qui cherche à faire carrière en journalisme et en nouvelles technologies. Mais parce que son bus a été impliqué dans un accident de la circulation, elle est arrivée une heure et quart en retard et nous nous sommes manqués.
J'ai donc attendu une heure en vain, entre 14h et 15h sur le parvis de la Bourse, à observer la circulation chaotique du boulevard Anspach, et à m'amuser d'innombrables petites scénettes de vie bruxelloise se déroulant devant moi sur le trottoir, ou dans les marches de l'immeuble de la Bourse: des mecs ont dragué les filles (et assez crûment merci!), un photographe a photographié un homme digne (il s'agissait sans doute d'un représentant de la Bourse, pour un article de journal; le photographe avait tout son attirail, trépied, lampes, et tout...), des types un peu nerveux ont acheté des revues du genre qu'on garde sous le manteau au kiosque à journaux d'à côté, des jeunes ont skaté au pied de l'escalier, etc. Sympathique! Je n'ai donc pas perdu mon temps, je pense, au contraire!

Après ma nuit sur la rue, je me suis dit que je méritais une sieste. Je suis donc allé me coucher au SHACK, vers 16h. Pendant mon sommeil, le groupe a visité le Bureau international jeunesse (BIJ), ainsi que Ex Machina, une petite entreprise oeuvrant en multimédia qui prépare un CD-ROM sur René Magritte et qui a entre autres conçu le site de Sony en Belgique et celui d'un projet relié à Sarajevo.
Le groupe est ressorti emballé de cette dernière rencontre, agréablement surpris de l'ouverture et de l'extrême amabilité du jeune président de la compagnie, Brice Le Blevennec, qui rentrait tout juste d'un voyage d'affaires à l'extérieur, semble-t-il.


Comme l'air était bon, j'ai laissé la fenêtre ouverte. Mais soudain, vers 21h, je suis réveillé en sursaut par un bruit qui ressemble à des coups de feu tirés de la rue. Dehors, il y a des cris et des coups. Je me précipite à la fenêtre pour voir des gens qui courent vers la rue du Méridien, en criant de joie un mot que je ne comprends pas et en agitant des drapeaux que je distingue mal.
Il y a une fête, manifestement. Mais laquelle. Je regarde mon agenda: c'est marqué «Fête de la Dynastie», avec un «B» entre parenthèses pour indiquer qu'il s'agit d'un jour férié en Belgique seulement. «Bon Dieu!», me dis-je. «Les Belges les aiment, leurs têtes couronnées



Je descends pour voir ça de plus près. J'ai fait erreur. Les cris que j'entends sont «Türkiye! Türkiye!» («Turquie!»), et ce sont des drapeaux turcs qui sont agités frénétiquement par les manifestants. Il faut dire que le CHAB est situé en marge du quartier turc de Bruxelles. Je m'arrête au Café Korma, tout près, pour jaser avec l'imposant, mais souriant, tenancier. Pendant que les pétards éclatent à nos pieds, il m'explique que l'équipe turque de football vient de battre la Suède, et à Stockholm par-dessus le marché, ce qui fait que, pour la première fois de son histoire, la Turquie se qualifiera pour la Coupe d'Europe. Le symbole est d'autant plus fort, souligne le tenancier, que la Turquie intègrera la Communauté européenne au début de 1996: «C'est la preuve que nous sommes vraiment des Européens», me lança le gros homme, le smile fendu jusqu'aux oreilles.

Pendant ce temps-là, Pierre et quelques autres stagiaires sont allés à la première de la pièce Le dernier des Yuppies, au Théâtre de la Toison d'Or. Quel rapport entre le théâtre et la infobahn? C'est que cette pièce est la toute première en Belgique à disposer de son site web, et Pierre voulait aller filmer ça pour sa chronique «Netman» à Musique Plus (MTV québécois).

Après avoir marché à nouveau dans Bruxelles, la nuit, et pris d'autres photos, je suis rentré me coucher peu de temps avant minuit, histoire de dormir ma première véritable nuit depuis une semaine.


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©1996 Jean-Hugues Roy (hugo@reporters.net)