jeudi, 16 novembre 1995
Bruxelles, jour 3
Où le stagiaire explore les différences entre les cyberespaces belge et québécois,
réalise un vieux rêve de jeunesse,
et termine la soirée au Medialab (pas celui du MIT, par contre)




10h30, nous retournons au salon Mediaplanet, au Heysel, où nous sommes accueillis par les deux promoteurs, Michel Schwartz et Frédéric Leroy qui nous explique en quoi consiste cette foire commerciale qui durera jusqu'au 19.
Nous avons ensuite pris le temps de visiter le salon et, de l'avis de tous les membres du groupe, c'était décevant. À côté des fournisseurs de services Internet, on trouvait des vendeurs de télés et, au fond, trois kiosques de jeux vidéo rivalisant de monstruosité:
Nintendo, Sega Saturn et Sony Playstation. Ce dernier fabricant avait installé sur le parquet un autobus scolaire entouré d'une espèce d'auréole faite de moniteurs vidéo. Mais la palme du carton-pâte revient à Nintendo qui, pour lancer un jeu basé sur l'album Tintin au Tibet, a construit une maquette grandeur nature d'un vieux DC-3 écrasé dans la neige... Plus papier mâché que ça, tu tiltes.



Le méga-kiosque de Nintendo, au Salon MediaPlanet.

Portrait de la Wallonie branchée (ou, en fait, mal branchée)

N'empêche que sous cette surface clinquante, il y avait des gens fort intéressants au Mediaplanet. J'en ai profité pour leur poser des questions sur la situation d'Internet en Belgique, histoire de voir comment ça se compare à ce qu'on vit au Québec.
Déjà, la veille, Michel Bauwens avait piqué ma curiosité en me disant que sur les quelque 400 sites web qui existaient en Belgique, plus de 85% étaient en néerlandais. Si la population belge se partage à peu près équitablement entre Flamands et Wallons, il en va autrement de la population internaute, où les néerlandophones surpassent largement les francophones.
C'est presque inquiétant. Selon diverses estimations, il y aurait entre 60 000 et 100 000 Belges branchés à Internet. De ce nombre, les personnes que j'ai interrogées me disent qu'entre le quart et le tiers, seulement, seraient francophones. Dans le meilleur des cas, donc, il n'y aurait que 35 000 branchés en Wallonie, contre près de 100 000 au Québec. Ça donne un ratio d'environ 1 branché par 150 Wallons, contre 1 branché par 65 Québécois. Par tête de pipe, donc, il y a deux fois plus d'internautes au Québec qu'en Belgique.

Pourquoi ce retard de la Wallonie par rapport, d'une part, à la Flandre et, d'autre part, au Québec? Tout d'abord, quelques données sur la croissance de la popularité du Net en Belgique, tirés de la présentation «Le CyberMarketing» qu'on pouvait voir au kiosque Canal + animé par la firme CyberComm:


D'après Joris Vinckx (photo à droite), directeur général de Tornado, l'Internet est en train de se diffuser en Belgique selon le même pattern qu'on a pu remarquer pour d'autres technologies, c'est-à-dire auprès des Flamands d'abord, et des Wallons ensuite: «Le fax a été adopté très vite par les néerlandophones, se souvient-il, les francophones tardant à s'y habituer.» Différences culturelles? Les Wallons seraient-ils plutôt technophobes et les Flamands plutôt technophiles? M. Vinckx n'ose pas se prononcer. Il constate simplement que «les Pays-Bas ont déjà deux ans d'avance sur nous tandis que la France est encore bien branchée sur Minitel». Les Hollandais, libertaires, technophiles par excellence, entraîneraient dans leur sillage les Flamands. Les Français, confortablement installés sur leur Minitel et ignorant plus ou moins la révolution Internet autour d'eux, retarderaient, par simple débordement culturel, les Wallons.
Intéressante théorie.



Selon Christian Gijsels (photo ci-contre), qui s'occupait du kiosque de INnet, ce jour-là, le retard des Wallons par rapport aux Flamands s'expliquerait plutôt par des raisons surtout techniques: «Les fournisseurs d'accès Internet situés en Flandre donnent directement accès à Internet, alors que ceux qui s'adressent au marché francophone passent par d'autres pays, alors leurs accès sont plus lents.» Et là il a égratigné le prestataire d'accès Internet pour lequel travaille mon ami Geoffrey Chaudoir, stagiaire belge venu au Québec en octobre et réalisateur de la page web «Ma cabane au Canada», Infoboard. «Le lien d'Infoboard, dit M. Gijsels, passe par Telekom Finland. Alors c'est forcément long. Il y a beaucoup de passerelles et de "hops" entre Bruxelles et Helsinki. Nous, on est branchés directement avec une T-1 depuis Londres.»
Mais ces technicalités vont s'araser dans les mois qui viendront, croit-il, et, «d'ici un an tout au plus, croit-il, les différences entre francophones et néerlandophones vont se rééquilibrer.»


Les choses sont effectivement en train de changer, constate Geoffrey Chaudoir: «Je suis passé dans une boutique informatique, l'autre jour, et j'ai regardé les rayons où se trouvait le livre Internet en Belgique. Il restait encore plusieurs copies de l'édition flamande, mais pour l'édition française, toutes les copies étaient parties! C'est donc un signe que les francophones sur Internet sont peut-être en train de rattraper les néerlandophones.»
Jean Verschure (photo ci-contre), «internaute» (c'est ce que dit sa carte d'affaires) avec la société CyberComm, abonde dans le même sens. Sa compagnie est la première firme de publicité à s'investir dans le Net et à y croire: «Il y a six mois, on s'est réveillés et on a dit: "On fonce!"» Ils ont invité leurs clients à les suivre:

Canal +, Audi et même Seagram's, la compagnie montréalaise de gros gin qui a mis les sympathiques Bronfman sur la map. Sur ce dernier site, les gens peuvent même commander des bouteilles, «mais nous n'avons encore fait que très peu de ventes», admet M. Verschure.
Pour lui, le Net va entre autres se développer comme médium de marketing: «Il faut voir Internet comme un média comme les autres. En fait, c'est même un média très bon marché pour faire de la pub si on le compare à une campagne télé ou même à l'impression de brochures. Et nos clients sont très étonnés de sa souplesse: on peut changer à tout moment une campagne.» Mais il y a quelques obstacles: «Les directeurs marketing veulent voir des chiffres avant d'investir», dit M. Verschure. Et, sur Internet, les chiffres sont soit difficiles à obtenir, soit bien petits comparativement aux tirages des journaux et magazines ou aux cotes d'écoute de la télé. «Enfin, il y a le prix des communications téléphoniques locales, qui représente un frein majeur au développement du Net en Belgique, déplore-t-il. On a hâte à la dérèglementation prévue pour l'année prochaine.» Message to Belgacom: attache ta tuque avec de la fibre optique!


Deux noms à éviter
si vous voulez devenir fournisseur Internet en Belgique


  • Onkelinx - C'est le nom de la ministre-présidente de la Communauté française, Laurette de son prénom.
  • NetBrussel - C'est le nom flamand du programme de recyclage des déchets (illustr. ci-dessous).

  • En avant les as, Atomas!

    J'ai ensuite profité d'un trou dans le programme, cet après-midi-là, pour visiter l'Atomium. James Glave, directeur de la section World Beat sur HotWired, m'a commandé un «papier» sur ce monument unique au monde dans le cadre d'un guide des merveilles kitch du monde qu'ils préparent pour quelque part en 1996.
    C'est donc avec joie que j'ai accepté, l'Atomium étant un lieu que j'avais toujours voulu voir depuis que j'ai lu cet épisode de Gaston Lagaffe où on le voit, quittant le site de l'Expo '58, un pot de peinture à la main, avec, en arrière-plan, les neuf boules du monument pastichées avec la bouille simplette de l'anti-héros créé par Franquin.


    Je ne vous fais pas le reportage, mais voici quelques notes en vrac:



    Bref, j'aime bien l'Atomium. En le visitant, j'ai réalisé qu'il livrait une leçon importante pour tous les prophètes hyperenthousiastes de l'ère numérique. En 1958, il y a à peine une génération, le monde tripait sur la sidérurgie, la considérait comme la mesure du développement des nations. Mais où est la sidérurgie de nos jours?
    Humilité, inforoutiers! L'Internet est peut-être l'Atomium de demain.

    Rencontre avec l'auteur d'Internet en Belgique

    En fin d'après-midi, Jean-Marc m'informe qu'un événement en soirée pourrait m'intéresser: un vernissage dans une galerie appelée Medialab, qui utilise Internet, semble-t-il. Stéphane, Mylène et Christine y sont déjà. Je saute dans le tram pour les rejoindre au 70, rue Rodenbach, dans le quartier de Forest.


    Après avoir longtemps marché rue de Molière, sans doute une des plus belles de Bruxelles, je retrouve mes camarades dans la foule massée sur l'exigu plancher d'exposition du Medialab.
    On boit en l'honneur de Tony Oursler, qui inaugure ce soir «video-construction», une expo qui consiste en quatre oeuvres bizarres: des poupées de chiffon, aux visages blancs sur lesquels sont projetés des visages sur vidéo. Les poupées, dont trois sont empalées sur des trépieds, la quatrième étant écrasée sous un fauteuil, parlent. Ou plutôt, crient, hurlent, rigolent et gémissent.

    Voici un extrait de ce que raconte celle qui est coincée sous le fauteuil:




    Et après, elle se met à gémir et, remarque Stéphane, on ne sait pas s'il s'agit de gémissements de souffrance ou de jouissance. Ambiguité!
    Comme toutes les oeuvres d'art contemporain qui se respectent, celles d'Oursler nécessitent un mode d'emploi.



    En cherchant à savoir si l'artiste est sur Internet (il ne l'est pas) ou comment la galerie l'est, je tombe sur Benoît Lips (photo ci-dessous), auteur d'Internet en Belgique, que j'ai justement acheté le matin même, au Mediaplanet. Ça alors! Je suis verni.

    [Autre remarque de Béatrice: «Benoît Lips, m'écrit-elle, est le fils de François-Xavier Lips, grand ami de mon père (ils ont fait leurs études d'ingénieur ensemble à Leuven), lequel François-Xavier connaît la soeur de mon père et se trouve à être le frère de l'ex-femme de mon oncle (frère de ma mère)»
    Excellente trame de fond pour un roman d'espionnage industriel, 'trouvez pas? CyberMaigret!]

    Mais retournons à Lips. Il appert que le Medialab est une des nombreuses «ventures» de la maison Best Of, qui publie aussi le magazine Best Of mac news, et qui a édité l'ouvrage de Lips.
    Ingénieur métallurgiste, Benoît Lips s'est laissé emporter par le monde du Net alors qu'il travaillait comme chercheur à l'Université catholique de Louvain (où nous nous rendons d'ailleurs dès demain - bonjour les coïncidences). Il dirige aujourd'hui la cellule R&D de Best Of (il maintient entre autres leur site w3) et a lancé, avec d'autres, l'Association belge du multimédia.
    La galerie Medialab n'est pas présente comme telle sur le web, mais, depuis juillet, on trouve sur le site de Best Of une galerie virtuelle, signale Lips: «Ça donne l'occasion à des artistes inconnus d'être diffusés, car pour exposé dans les vraies galeries, il faut déjà être reconnu.» Et est-ce que ça marche? Sur la quinzaine d'artistes qui ont exposé sur la galerie virtuelle de Best Of, Lips indique qu'ils ont vendu une ou deux oeuvres chacun, rapportant entre 10 000 et 15 000 francs belges chacun. «Mais je n'ai pas eu le temps de mettre Oursler sur le site encore», a indiqué Lips.


    Auteur du premier ouvrage sur le Net dans le Royaume, Benoît Lips a bien entendu une opinion sur les raisons de l'écart entre les internautes francophones et néerlandophones. Différence culturelle, diagnostique-t-il: «Les Flamands sont plus entreprenants. C'est dans leur nature.» Et lui aussi, il remarque que l'influence du Minitel n'aide pas, du côté Wallon.
    Mais il fait aussi remarquer que son livre se vend autant dans son édition néerlandaise que dans son édition wallone: «Il y a donc un intérêt égal pour Internet dans les deux communautés.»

    Après avoir téléphoné à Anne-Sophie Debliquy-Olbrechts pour lui donner rendez-vous la semaine prochaine, je suis sorti avec quelques membres du groupe au Magasin 4, boîte qui a beaucoup en commun avec les Foufounes électriques, temple montréalais de la culture alternative. Les Belges sont de méchants sorteux. Alors que chez nous, les bars ferment à trois heures du matin (et je ne vous raconte pas ce qui se passe à Toronto, où après minuit, tout est dead), à Bruxelles, même un soir de semaine, c'est l'horaire des raves qui règne: à 23h00, le club commence à se réchauffer; entre 2h et 4h, c'est le paroxysme; et le party continue en général jusqu'au lever du soleil, le lendemain matin.
    Ce soir-là, je ne me rendrai pas jusque-là. Je rentre avant le couvre-feu du SHACK. Nous devons nous lever tôt demain matin.


    D'autres sites net.kultuur belges

  • Brussels-Arts

  • Interactive Study and Documentation on Multimedia (ISDM)

  • Le magazine culturel télé Intérieur Nuit, sur la RTBF

  • L'émission pour mox Luna Park, sur la RTBF

  • Liste des événements culturels à venir en Belgique

  • Dans ses nouveautés, RadioBelche pointe souvent vers de bons sites culturels

  • Arno (si c'est votre truc)

  • Belgian Rock On-Line (ratisse plus large)

  • Roland Digital World (pour ceux qui vénèrent les TB-303!)

  • L I A I S O N S
    r é z o . b e l g e . d ' i n f o . r a v e

  • Tropismes (première librairie belge sur le Net)


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