Partager le gâteau du numérique

Oublions Netflix deux secondes. Et le Canada, hum, créatif. La vraie question, ici, est la suivante: Comment redistribuer la richesse créée sur le net?

Tout a commencé par cet article. On y lit que la ministre du Patrimoine canadien Mélanie Joly songe à demander que les fournisseurs d’accès à internet (FAI) versent une redevance pour financer la culture. Cela m’a étonné. Elle a changé d’avis depuis, mais ce n’est pas grave. L’article a quand même déclenché une discussion nécessaire.

Après le désastre du Canada créatif, donc, je trouvais sa réflexion intéressante et j’ai posté ceci sur FB:

Puis, Carl-Frédéric de Celles, un des pionniers de l’internet au Québec, a été choqué que certains de ses amis (dont je fais partie) saluent l’idée de taxer les FAI. Il nous traite même de «Mélanie», façon de dire qu’une opinion différente de la sienne est ridicule. Ad hominem malheureux. Mais mettons cela de côté pour examiner ses arguments un à un.

En fait, il en avance trois, qui correspondent à trois piliers d’internet, des piliers auxquels je crois également (et il le souligne), mais qui seraient menacés par une éventuelle redevance imposée aux FAI, selon lui.

 

Les quatre premier nœuds du «backbone» d’ARPANet, en 1969 (Source: https://www.thocp.net/reference/internet/internet1.htm)

Internet est décentralisé

La structure du net est organique, conçue pour échapper à tout contrôle. Je suis d’accord. Et il doit demeurer décentralisé, redondant et, par le fait même, robuste.

Mais Carl-Frédéric affirme que «le concept même de « fournisseur » n’existe pas vraiment […]. Partager votre wifi fait de vous un fournisseur Internet». Désolé, mais le concept de fournisseur d’accès existe. Bell me le rappelle mensuellement sur sa facture. Quand je partage mon wifi, je ne facture personne. Je fournis un accès, certes. Mais on va s’entendre sur une définition de FAI et l’appliquer à ces entreprises qui nous vendent un accès au net.

«Il n’y a pas vraiment de point de perception ou de poste de péage», dit-il également. Voir paragraphe précédent.

Carl-Frédéric semble présenter une idée romantique du net décentralisé qui ne correspond plus à la réalité plate d’aujourd’hui: c’est un service dont l’accès est contrôlé par un oligopole. Bell et Vidéotron contrôlent l’essentiel du marché, ici. Il y a bien quelques indépendants, comme B2B2C, eBox, et autres TekSavvy. Mais ce sont des joueurs mineurs par rapport aux deux géants. Bref, comment une taxe concentrerait-elle davantage qu’il ne l’est actuellement l’accès au net québécois? CF ne l’explique pas.

Il mêle, en fait, deux choses.

Il y a, d’une part, le net lui-même, ce réseau ouvert et régi par des normes techniques internationales définies par l’IEFT, le WC3, l’ICANN et l’IANA.

Et il y a, d’autre part, les entreprises qui en monnaient l’accès. Ce qu’on paie a-t-il une influence sur le réseau lui-même et sur les normes qui le sous-tendent? Pas que je sache. Qu’est-ce qu’une taxe changerait, alors?

Il faut rappeler que ce qui serait taxé, c’est le service d’accès au net. Pas le net lui-même. Le net n’est pas taxable. Mais son accès oui, puisque c’est un service pour lequel on paie. Cher, je sais. Ce qui nous mène au point suivant.

Internet doit être accessible

Ici, les arguments de Carl-Frédéric sont plus convaincants: «Les seules personnes qui vont se déconnecter de l’internet si on le taxe, c’est les moins bien nantis.»

J’abonde. Accéder à internet coûte un bras et demi. Une taxe rendrait le net encore plus cher. Je crois que l’État pourrait utiliser d’autres instruments afin de forcer les géants du net à en favoriser l’accès. Il pourrait légiférer pour forcer des entreprises à fournir un accès égal dans toutes les régions et des tarifs moins élevés, un peu comme il a déjà obligé par le passé les entreprises de téléphonie à offrir un service partout. Qu’attend-il pour agir?

Carl-Frédéric ajoute: « Je ne pense pas que comme société, on a besoin de ça. Au contraire, on a besoin de l’Internet accessible et gratuit pour augmenter la distribution des savoirs, les débats d’idées, le commerce, la productivité et la créativité.» Intéressant. L’accès à l’internet devrait être gratuit, dit-il. Est-il en train de dire que la nationalisation des FAI serait préférable à leur simple taxation? L’idée n’est pas nouvelle (Michelle Blanc et Martine Ouellet l’ont déjà proposée) et mériterait d’être relancée.

Source: TechCrunch

Internet est neutre

La neutralité du net, c’est ce principe selon lequel toute donnée sur internet doit être traitée également. Un film de Netflix ne doit pas avoir priorité sur la conversation FaceTime que vous avez avec votre grand-mère, par exemple.

Ici, par contre, et à mon humble avis, Carl-Frédéric erre. «À partir du moment où l’on pense pouvoir taxer des «fournisseurs», on ouvre la porte à toute sorte de considération dangereuse (sic)», écrit-il. Il poursuit en disant que «ces fournisseurs pourraient aussi avoir la responsabilité de filtrer les contenus [et] privilégier leur propre contenu aux dépens des autres», des responsabilités qui seraient engendrées par la taxation, selon lui: «La taxation autorise les fournisseurs à soulever toutes ces questions». Vraiment?

En quoi une taxe sur l’accès au net pousserait-elle Vidéotron à privilégier son Club Illico au détriment de Tou.tv, par exemple? La logique, ici, m’échappe.

Je ne vois pas du tout le lien entre une taxe et le filtrage des contenus. Un restaurant sert-il des plats moins bons à certains clients et meilleurs à d’autres… à cause de la TPS? Un traducteur traduit-il moins bien, ou mieux, les textes de certains clients en fonction d’une taxe qu’il perçoit? Ça n’a pas de sens.

L’effet d’une taxe sur la neutralité du net reste donc à démontrer. D’autant que le Canada est déjà un piètre défenseur de cette neutralité. Le CRTC a permis, en 2009, que les FAI l’outrepassent. Qu’est-ce qu’une taxe changerait à cela?


Le fond du problème : 💰

S’il y a un argument que je ne suis plus capable d’entendre, c’est celui-ci:

Une taxe est une vieille solution à un nouveau problème.

Ça ne tient pas, car n’est pas de technologie dont il est question, ici. C’est d’argent.

Beaucoup d’argent.

Le téléchargement de musique et de films, sur internet, ainsi que le partage d’information, sur internet, a mené progressivement à une culture de la gratuité.

Mais ce n’est qu’une illusion de gratuité.

Vous payez combien pour votre abonnement à internet? Votre forfait données vous coûte combien par mois? Et votre dernier Huawei, Samsung ou iPhone?

Ce qu’on dépensait autrefois en produits culturels et en information, on le dépense aujourd’hui, et même davantage, en bande passante et en quincaillerie.

En bleu, les bons vieux produits culturels sur supports physiques ou en présentiel (détails dans un tableau, plus bas). Ces dépenses sont passées de 767$ par ménage par année en 1997 à 534$ en 2009. Ce sont des dollars constants de 2009. C’est de l’argent qu’on dépense pour des livres, des CD, qu’on donne à des musées, des salles de spectacle, des journaux, etc.

En vert, les nouveaux supports, souvent numériques, des produits culturels. Cela inclut internet, la téléphonie cellulaire, mais aussi la télédistribution, car ça demeure un vecteur important de consommation de culture et d’information. Les dépenses, ici, ont presque doublé entre 1997 et 2009, passant de 979$ à 1824$. C’est de l’argent qu’on donne à des fournisseurs d’accès internet, des compagnies de téléphonie ou de câble, desfabricants d’appareils, etc.

Le tableau ci-dessous donne plus de détails. Ce qui est appelé des «équipements destinés à la consommation de produits culturels» inclut des équipements vidéo et des consoles de jeu, entre autres.

Source: Optique culture, mai 2012. Observatoire de la culture et des communications du Québec.

L’Observatoire puise dans les données de l’Enquête sur les dépenses des ménages (EDM) de Statistique Canada. Les données s’arrêtent à 2009, parce que «Statistique Canada a modifié de façon substantielle le mode de collecte et le questionnaire de l’EDM, de telle sorte que les données de 2010 ne sont pas comparables à celles des années antérieures», écrivent les chargés de projet Benoît Allaire et Claude Fortier.

Ce qu’il faut retenir, ici, c’est que l’accès à internet et la téléphonie cellulaire sont considérés comme des dépenses culturelles par l’Observatoire de la culture et des communications. Plus précisément, des dépenses pour des produits d’accès à la culture.

Comment se fait-il que les artistes crient famine? Que des journalistes n’aient plus les moyens de faire des reportages… qui circulent allègrement sur le net?

Il faut trouver des mécanismes qui font en sorte que l’argent qu’on donne aux compagnies de contenant (Bell, Vidéotron, Rogers et Telus, sans oublier Apple, Samsung et les autres équimentiers) percole vers les producteurs des contenus qui circulent sur le net. Et ici, je pense autant aux artistes qu’aux artisans de l’information. Musiciens, cinéastes, journalistes, sont dans le même bateau… qui coule.

Internet ne peut pas, par magie, parce que c’est une nouvelle technologie, échapper aux instruments que les sociétés se sont donnés historiquement pour partager la richesse.

Carl-Frédéric dit qu’il est erroné de comparer les FAI avec des câblodistributeurs. En effet, un réseau de télécom est différent d’un réseau commuté. Mais c’est se borner au strict plan technique.

Dans les faits, de par son utilisation, aujourd’hui, internet est le nouveau câble. Les gens utilisent internet en grande partie pour faire ce qu’ils faisant grâce au câble autrefois. Le fait que de plus en plus de Canadiens se désabonnent du câble et des services de télédistribution en est la meilleure illustration. Ils trouvent sur internet ce qu’ils trouvaient sur leur bon vieux téléviseur, et même davantage.

Pas que les FAI (1) -> Les mobiles

La vérité, c’est qu’une redevance sur les FAI seule ne fera pas tout. Je viens d’y faire allusion, si on achète des appareils mobiles, c’est en partie pour s’informer et se divertir. De la même façon qu’on a taxé les supports vierges (les revenus tirés de cette mesure sont cependant en chute libre depuis les 12 dernières années), il faudrait aujourd’hui imposer une redevance sur les nouveaux supports des produits culturels et d’information que sont devenus les appareils mobiles.

Bien sûr, on fait bien d’autres choses avec notre mobile. Mais une redevance de 1%, 2%, pourrait pallier les revenus qu’on ne récolte plus sur les supports vierges.

Pas que les FAI (2) -> La pub

Le rapport Le miroir éclaté, publié en janvier par le Forum des politiques publiques, fait un diagnostic décapant de la situation dramatique dans laquelle se trouvent les médias d’information au Canada.

Le modèle d’affaires des médias n’est pas brisé. La publicité marche encore. C’est juste que dans l’univers numérique, les revenus de ces publicités ne sont plus récoltés par les médias. Google et Facebook accaparent plus de 70% du marché de la publicité en ligne au Canada.

Graphique tiré de la page 32 du rapport Le miroir éclaté.

 Google fait de la pub notamment dans ses résultats de recherche, par le biais de sa plateforme AdSense qui place des pubs sur d’autres sites web, ainsi que dans les vidéos qu’elle diffuse sur YouTube. Facebook, de son côté, nous présente des pubs taillées sur mesure sur notre page d’accueil.

«Ces plateformes tirent un avantage disproportionné de la distribution de contenu produit par des tiers», soulignent les auteurs du rapport Le miroir éclaté.

Ici, il faut dire que Google et Facebook ont une attitude différente par rapport aux producteurs de contenu. Google rétribue généralement les producteurs qui diffusent eux-mêmes leurs contenus sur Youtube. Des youtubeurs réussissent à vivre de leur contenu. En ce sens, Google traite plus équitablement les créateurs.

Le portrait est différent sur Facebook. On fait bien des choses sur ce réseau social. S’informer est l’une des principales, au point où Facebook est devenu la source d’information numéro un des citoyens.

Si on se connecte à Facebook, le matin, le midi, le soir, c’est pour savoir ce qui se passe dans notre monde. Les articles et les reportages qu’on s’y partage sont produits par des équipes de journalistes à qui Facebook verse des miettes.

Il faut trouver des moyens pour que les revenus générés par Facebook reviennent aux producteurs des contenus qui y circulent.

Au minimum, il faudrait que les pubs sur ces plateformes soient assujetties aux taxes de vente, comme le demande le rapport Le miroir éclaté dans sa recommandation #2.

Financer l’information

L’information n’est pas une business comme les autres. Si des médias d’ici disparaissent, il va faire noir en maudit.

La Gazette, par exemple, est vraiment mal en point. Les quotidiens du groupe Capitales médias ne sont pas top shapeLe Devoir tire le diable par la queue et doit demander la charité à ses lecteurs à chaque année. La fermeture de ces quotidiens n’est pas une hypothèse farfelue. Leur disparition signifierait que différentes communautés, au Québec, n’auraient plus le miroir qui reflète leur réalité. Elles serait également privées du chien de garde qui veille aux intérêts de leurs population en surveillant les pouvoirs locaux, élus, entreprises ou autres.

Sans financer directement les médias, les États fédéral et provincial peuvent aujourd’hui adopter des lois qui permettraient de prélever une part du gâteau du numérique et de la redistribuer aux journalistes qui produisent une bonne partie du contenu dont les internautes raffolent.

Mais dans son Canada créatif, la ministre du Patrimoine est restée sourde aux demandes des journaux canadiens qui demandaient minimalement de pouvoir profiter du Fonds du Canada pour les périodiques. «Nous n’avons pas l’intention de soutenir les modèles qui ne sont plus viables pour l’industrie», a-t-elle dit en lançant sa politique, le 28 septembre. Elle parle des médias comme s’ils s’agissait du Pony Express.

Les médias font pourtant leur transition vers le numérique. Et ils la font bien. Trois médias québécois sont finalistes dans la catégorie Best Mobile News Service aux North American Digital Media Awards qui seront remis jeudi par l’Association mondiale des journaux, à New York. La Presse+ est également en lice pour le produit le plus innovant. Et Le Devoir pour sa campagne d’abonnements. Rappelons qu’ils se battent contre le New York Times, le Washington Post et d’autres géants.

Mais ils ont besoin d’un coup de pouce. Encore une fois, je ne parle même pas d’une aide directe. Je parle juste de faire en sorte qu’ils aient leur part du gâteau dont ils sont un ingrédient essentiel.

Financer la culture

Je termine en revenant au billet de Carl-Frédéric de Celles. «Vous ne trouverez pas plus grand défenseur du financement de la culture et de son accessibilité que moi», affirme-t-il. On s’entend sur la destination. Nos chemins pour s’y rendre sont différents, cependant.

Sa solution? Augmenter les impôts. Un peu simple. D’autant que ce n’est pas nécessaire. J’en ai fait la démonstration: l’argent est là. Le numérique génère de la richesse. Il faut seulement mieux la partager.

Une solution à plus long terme serait bien sûr d’aller également chercher la richesse dans les paradis fiscaux où elle se cache. Mais c’est un travail trop colossal pour les seuls gouvernements québécois et canadien.

Oh, et bien sûr, il ne faudrait pas oublier d’obliger Netflix à percevoir les taxes de vente, comme tout le monde. Il suffit de le leur demander. Ils l’ont dit. Ils respectent les lois partout où ils se trouvent.


Ce texte a initialement été publié sur Medium.

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1 réponse

  1. octobre 20, 2017

    […] Partager le gâteau du numérique – Jean-Hugues Roy […]

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